Histoires de coeurs



















Qui, comme Michael Mann, raconte des histoires de solitudes, raconte forcément un désir de sentir gonflé un coeur désert(é) et inassouvi. Qui raconte des désirs de coeurs gonflés raconte aussi des histoires de tueurs et de chasseurs. Le sixième sens met en scène l'obsession d’un chasseur qui, pour capturer un tueur, se projette dans son esprit (tout en essayant de conserver son intégrité), celle du tueur ensuite, qui tue pour partager une intimité (ici celle d’une famille) et qui, en aspirant à l’invisibilité (en aveuglant ses proies, ou ne laissant pas voir ses traits), rêve d’un au-delà stellaire, celles enfin du spectateur qui se prête à l’expérience en pénétrant et le cerveau du serial killer et celui du profileur. Quand Dragon rouge invite l'aveugle à caresser un tigre endormi et à s'enivrer des battements de son coeur, Mann nous oblige à partager l’ivresse de Dollarhyde, avant de partager devant un lit d’étoiles sa première expérience charnelle pacifique.

Le journal des morts



Plus Romero prend les rides de ses zombies, moins il s’attache aux vivants, moins il accorde crédit à ses personnages et acteurs parlants, plus il fait la place belle aux morts-vivants. Des morts revenus une nouvelle fois pour asséner à ses contemporains leurs quatre vérités. La bêtise du genre humain, vécue et transmise via le rôle prédominant des médias (où il est dit qu’il vaut mieux filmer que prêter assistance à son prochain, que l’évenement n’a pas existé s’il n’a pas été filmé), conduira ses derniers représentants à se calfeutrer dans un réduit (un coffre-fort, autrement dit une caverne améliorée) encombré de vidéo-surveillances et du dernier cri technologique comme uniques moyens d’accéder à autrui et au monde, où l’on préferera jouer à Nintendo plutôt que de rendre hommage à l’immense bibliothèque d’à côté. Où il ne viendra plus à l’idée de personne, sauf d’une blonde, de prendre la poudre d’escampette. 

Monsieur le loup



La vérité de Gosha est de raconter et de chorégraphier des corps à corps, en réalité d'intenses saillies, urgentes et fulgurantes. Autrement dit, de filmer une obsession charnelle qui, toujours, conduit à une éjaculation et à une fin sanglante. De filmer des corps chargés d’érotisme donner la mort et la recevoir, de filmer des femmes superbes et fatales fondre sur une proie, sein nu et tanto entre les dents. De voir des peaux blanches se mêler à des peaux tatouées. De voir deux corps s’attirer l’un l’autre comme des aimants tragiques, s’exciter, se pénétrer, pour dans la mort rester collés l’un à l’autre. D'accorder, dans Chasseurs de ténèbres, à ses amants maudits l’union refusée de leur vivant, ne leur destinant ni les enfers ni le néant mais leur offrant une barque fleurie qui les conduira à leur paradis.

Le dernier souffle



Le titre du roman de José Giovanni, Le deuxième souffle, trompe sur le propos du film éponyme de Melville chez qui, deuxième s’est toujours entendu dernier. Le dessein du cinéaste, en réalité, a toujours été de filmer le dernier souffle des derniers samouraïs. Un cinéaste, des samouraïs en hiver, à la recherche de l'accord suprême et du silence parfait. D’un film de Melville, on peut dire qu’il s’agit de filmer l’accord souverain de l’océan, l’accord triste d’un oiseau en cage, la rengaine lancinante des trains de nuit ou de banlieue, des cavales feutrées en forêt, des silences claustraux dérangés par le bruit du vent et de la pluie, zébrés de gunfights à la précision chirurgicale ; autrement dit, à travers ces bruits et ces silences, l’homme au stetson filmait des choix de vie et des choix de mort. Avant d’accorder à ses ronins le silence parfait auquel, plus ou moins en secret, ils aspiraient. Après leur avoir inventé des vies d’hommes libres et intègres, après avoir inventé la sienne, des vies non sujettes à dérision.

L'adversaire








Dire de L’adversaire qu’il raconte l’obsession première de son auteur : voir, entendre, sentir et goûter à nouveau son enfance perdue, pour retrouver sa pureté et son innocence, pour garder son âme farouche et rebelle. Le cinéma de Satyajit Ray est voué à retrouver l’odeur envoûtante du frangipanier au pied duquel il devait se réfugier pour révasser et se prélasser, à pouvoir retrouver la lumière authentique et tendre d’un paradis immaculé duquel il s’est exilé, à en retrouver ses bruits et ses charmes.

Rancho Bravo



Non content d’aimer filmer John Wayne, Andrew V. McLaglen aimait aussi filmer James Stewart, de sorte qu’il lui a offert, dans Rancho Bravo, avant Bandolero, l’un de ses rôles les plus touchants, à savoir celui d’un cowboy vieillissant et entêté à la recherche d’un taureau anglais perdu dans les landes texanes enneigées vouées à l’élevage de bêtes à cornes. Tout çà pour mettre le grand échalas dans les bras de Maureen O’Hara. McLaglen aimait aussi filmer des familles formidables ethniquement recomposées. A l’image d’un petit veau rouquin et moelleux, fruit de l’union entre une vache à cornes texane à poils durs et d’un taureau britannique à poils soyeux.

Le tombeau des lucioles





Quelles sont les limites à l’implication pour une histoire transmise via un écran, à l’intimité avec des personnages de fiction, de surcroît animés ? Quelles sont les limites au pouvoir du cinéma ? Aucune, nous répond Isao Takahata en nous racontant l’histoire bouleversante de deux jeunes orphelins dans le Japon de 45 en proie à la faim et à un déluge de bombes américaines. Aucune, car durant le film, et longtemps après, le monde nous est ravi. Nous obligeant à continuer d’entendre Seita chanter à tue-tête l’hymne de la marine japonaise, comme autrefois les anciens combattants d’Ozu. Nous obligeant à continuer de voir Setsuko faire la fofolle un drap blanc sur la tête et jouer à ce qu’elle va devenir, ou serrer contre elle sa poupée de chiffon tandis que son regard s'éteint et s'en va. Nous obligeant à ne jamais vouloir voir le carton se refermer, à pleurer de chaudes larmes quand Seita s’y résoud. Le film de Takahata convoque les lucioles et les fantômes sublimes de Mizoguchi et Tarkovski, de Ray et Tagore, qui, d’Anju à Durga en passant par Ivan, continuent à nous hanter bien après les avoir quitté. Convoque les petits fantômes d’Hiroshima ou de Nagasaki, de Dresde ou d’Auschwitz, de Stalingrad ou de Varsovie. Convoque la petite soeur d’Akiyuki Nosaka, auteur de la nouvelle à moitié autobiographique dont est tiré le film. Nosaka qui, en faisant mourir Seita, nous dit qu’il aurait préféré ne pas avoir survécu à sa soeur. Aucune limite, car Isao Takahata, à la fin du film, nous oblige à croire aux fantômes, à croire à un happy end, à croire que Setsuko et Seita, soustraits du bruit et de la brutalité du monde, continuent à vivre en compagnie des lucioles de leur étang préféré, à manger leurs bonbons multicolores favoris, à vivre sans restriction la poésie du monde. Aucune limite, vraiment, à l’implication, car à la fin de l’histoire, il nous plait à aimer que le monde n’appartient plus qu’à Setsuko et Seita qui, retirés de la civilisation galopante, continueront à vivre côte à côte longtemps après sa chute. 
Dans Le tombeau des lucioles, Isao Takahata nous force à croire que le tombeau des lucioles est aussi leur paradis.

To-o kami emi tame.

Neige de printemps



De quels rêves étaient faites les nuits de Mikio Naruse avant de filmer les mélancolies sublimes d’Hideko Takamine ?
De quels songes étaient faits les sourires d’Hideko Takamine ?
D’une neige de printemps…

Bye Bye Black Bird



On peut dire de Public Enemies qu’il est né du désir de voir un gangster légendaire pleurer son lagon perdu et de voir un flic dur à cuire exécuter sa dernière volonté. De voir le lagon en question pleurer son écueil. De voir aussi des flics et des truands cracher leur dernier souffle après que leurs ombres aient joué à cache cache dans un bois au clair de lune, à déchirer la nuit haute définition avec des sulfateuses. D'offrir au spectateur un nouvel éloge de la nuit.


Bye Bye, Black bird.

Les déserts de John Ford



Dire aussi que les plus beaux films de Ford parlent de séparations, de déracinement, d’exil. De retrait pour ce qui est d’Ethan Edwards dans La prisonnière du désert. Le cinéma de John Ford est fait de soustractions donc de douleurs, celui de son ami Howard Hawks est fait d’additions donc d’excitations.
Dire encore que The Searchers raconte comment, depuis le seuil d’une maison, île d’humanité au milieu d’un grand nulle part ou du grand Tout, oasis de vie au milieu d’une mer de silences et de splendeurs immobiles, on regarde un cavalier partir, puis revenir. 


La prisonnière du désert



Quelle est la beauté première du cinéma de John Ford et de The Searchers en particulier ? Une quête d'éternité, un désir d'étreinte. Pleinement assouvis quand Ethan soulève la jeune Debbie pour la porter jusqu’au ciel. Au lieu de tuer, John Wayne prend dans ses bras. Une colère qui s’évanouit revêt parfois un caractère divin. John Ford n’est jamais allé aussi loin. John Wayne non plus. 

Les nuages de John Ford



Nuages, collines de vapeur,
collines, nuages de pierre,
désir d’étreinte
qui se poursuit dans le rêve du temps.

Rabindranâth Tagore, Les lucioles.

Ford aussi.

Les deux cavaliers




“Cinquante ans dans ce putain de métier et j’arrive à quoi ? Diriger deux moumoutes sourdingues !”

Le port de la moumoute peut changer la face d’un film. James Stewart et Richard Widmark, dans Les deux cavaliers, sont chargés de ramener dans leur foyer des Blancs capturés par des Comanches. Au lieu de çà, au lieu de tourner un remake de La prisonnière du désert, ils passent leur temps à boire des bières et à fumer des cigares, à jouer les pipelettes au bord d’une rivière pour discuter mariage et savoir qui a le plus gros salaire, à échanger des captifs en livrant des winchesters à un remake light du chef Comanche Scar, à finalement convoler, pour le grand échassier, avec une ex-squaw aux yeux de jais. Après avoir dire merde aux abrutis qui refusaient de danser avec la belle.
James Stewart en fait des tonnes parce ce que sa moumoute le rend sourd et que Ford n’est pas disposé à lui gueuler dessus pour le diriger. Ford pense à autre chose. Il pense à son ami Ward qui vient de mourir.
“C’est la pire merde que j’ai tourné depuis vingt ans”, disait le cinéaste. 1h44 de pire merde de John Ford, c'est quand même un petit paradis.

Coulez mes larmes, dit John Ford...



Ford excellait à filmer des cavaliers et des paysages, mais le cinéaste se révélait encore davantage à faire parler une tombe, à filmer des personnages causant à des sépultures. Chez Ford, les vivants continuent de parler aux morts et les morts continuent de conseiller et supporter les vivants. Impossible d’oublier John Wayne parlant à sa femme défunte dans La charge héroïque. Et Ford de nous faire croire que celle-ci l’écoute pour lui prodiguer les mêmes avis que du temps de son vivant. Les mêmes coups de pied au cul aussi.
Voir aussi, dans La conquête de l’ouest, l’aîné des Prescott se recueillant sur la tombe de sa mère avant de s’asseoir sur le perron de la maison familiale. L’espace et le temps d’une image magnifique, un fondu enchaîné le fait reposer contre la pierre tombale de sa mère. Chez Ford, les fondus enchaînés sont des espaces poétiques et mélancoliques destinés à donner à la séquence précédente sa touche la plus éloquente.
Monument Valley en est témoin, les paysages chéris par Ford allaient jusqu’à évoquer des pierres tombales, et Ford, en filmant ses décors fétiches, filmait en réalité d’immenses cimetières, imperméables au temps qui passe. Les westerns de Ford, les plus imposants, ressemblent à des enterrements de 1ère classe et à de flamboyants mausolées. L’enterrement d’une vie de chevauchées fantastiques, de quêtes élégiaques et épiques. 
La conquête de l’ouest selon John Ford passait forcément par les cimetières, théatre de ses plus belles pauses et exceptionnellement de ses plus grandes frayeurs (voir l'apparition du chef indien Scar dans La prisonnière du désert).

Bandolero



James Stewart, en 1968, n’est plus tout jeune. Quand il pleure Dean Martin à la fin de Bandolero, son visage a beau être bouffi par le poids des années passées à manger la poussière pour le compte d’Anthony Mann ou de John Ford, ses larmes sont faites du sel le plus précieux, le plus authentique, le plus pudique. A quoi il pense James quand il joue cette scène ? Qu’il pleure dans un western pour la dernière fois ? A quoi il pense quand il s’écroule une fois les larmes versées ? Qu’il ne fera peut-être plus jamais semblant de s’écrouler dans la poussière et qu’il ne mourra sans doute plus jamais près d’une cantina ? Qu’il n’avait pas l’habitude de mourir dans ses westerns de jeunesse et que c’est parfois beau de mourir dans un western ? Surtout à son âge.
Qu’il est touchant ce final en forme d’épitaphe. C’est beau deux frères qui finissent côte à côte, six pieds sous la terre d’un village mexicain abandonné à la poussière du temps muet. C'est beau deux tombes voisines qui regardent dans la même direction : le lointain Montana, plus vraiment loin à vols d’âmes.

La chatte sur des toits brûlants



The girl behind the green door is gone...

Qu’elle était verte ta vallée, derrière la porte…
A quoi ressemblaient les rêves de la girl friend de tout le monde ?
Marilyn Chambers, l’insatiable de nos nuits adolescentes, la muse de nos chevauchées fantastiques, s’en est allée faire l’amour aux anges…

Des trains et Apu





Le cinéma est né avec un train. Filmer des trains pour mieux filmer les hommes, pour filmer avec mélancolie la conquète de l’Ouest, pour filmer des ébats sexuels. Autant de cinéastes, autant de mobiles.
Dans le film de Satyajit Ray, la vie d’Apu se conjugue au rythme des wagons et des locomotives. Un dragon en fer qui crache sa fumée noire au milieu d’une campagne et d’une végégation immaculée, fantasmagorique et mythologique, à peine aperçu dans le premier opus La complainte du sentier pour évoquer l’enfance rêveuse et aventureuse de son héros. Un moyen de locomotion pour le conduire à la ville et à ses études, dans L’invaincu, pour mieux évoquer son adolescence, son avidité de connaissances du monde moderne. Enfin, un moyen pour en finir dans le dernier acte Le monde d’Apu, pour mieux filmer la cruauté et les désillusions de l’âge adulte. Un train qu'on rate exprès pour faire plaisir, un train qu’on prend trop tard, un train qu’on préfère frôler au lieu de s’y abandonner. Frôler la tête baissée, l’âme dévastée.